texte

 
L’adieu à Jacques De Decker

La nuit de Jacques.
                                                                                                  Thilde Barboni

Préambule 

Jacques et moi avons été mariés pendant plus de treize ans. Un amour de jeunesse emporté par les tourbillons de la vie mais qui a cependant laissé la place à une amitié profonde, indéfectible. Il était là pour moi, j’étais là pour lui. Ce samedi, au téléphone, il me détaillait encore une foule de projets, passionnants, originaux. Quelques semaines plus tôt, Jean Jauniaux m’avait demandé un texte de fiction à offrir à Jacques le jour de son son 75ième anniversaire, le 19 août prochain. Une sorte de fable m’était venue à l’esprit, un texte écrit avec affection et respect pour Jacques qui, au fil des ans, était resté mon meilleur ami.
Ce texte, j’en ai modifié la fin. Le chagrin m’empêche d’écrire autre chose. J’espère que là où il est, Jacques s’en amuse et débusque certains détails qui ne peuvent être appréhendés que par lui.

Toutes mes pensées vont vers Irina, sa fille, vers Hugo et Nicolas, ses petit-fils qu’il aimait tant.


Ce texte était initialement intitulé La nuit des fées …


18 août 1945, 23 heures.

     On me surnomme ironiquement « la fée », en référence aux contes pour enfants tant affectionnés aux quatre coins du monde. Je serais donc une sorte de fée penchée sur un berceau protégeant un nouveau-né encore fripé à l’avenir plein de promesses ou de désillusions, façonné par une créature facétieuse ou maléfique qui modèlerait le destin comme s’il s’agissait d’une motte de glaise tendre.
Sauf que moi, je ne me penche sur aucun couffin, je ne contemple aucune frimousse. Ma tâche est, comment dire, très scientifique. Je suis tout simplement préposée à l’analyse des structures cérébrales. Je vais à l’essentiel. Pas besoin de sorts, pas besoin de prophéties, tout est programmé dans le tissu neuronal, tout dépend des connections synaptiques, des neurotransmetteurs, d’une série de réactions chimiques de base dont disposera le futur être humain et qu’il utilisera pour le mieux, ou parfois pour le pire. Il reste, fort heureusement, toujours une marge d’erreur et d’aléatoire. Ils appellent cela le libre arbitre.
Celui-ci est programmé pour demain, le 19 août 1945. Tous les enfants à naître à la fin de ce mois m’émeuvent. Leur mère a vécu une grossesse constellée de moments d’angoisse. Elles ont subi une époque  incertaine, la fin de la deuxième guerre mondiale, une période entrecoupée de peurs mêlées à l’espérance et puis, début de ce mois, la vision de l’apocalypse, la bombe à Hiroshima. Toutes les femmes, tous continents confondus, ont pensé « pourquoi mettre un enfant au monde dans cette folie ? ». 
Moi aussi je l’ai pensé.
     C’est pourquoi il faut absolument se pencher sérieusement sur ces cerveaux à naître, voir en quoi ils amélioreront l’humanité, en quoi ils pourront participer à la rédemption, à une certaine résilience.
Je me penche donc sur le tissu cérébral à observer et je suis immédiatement fascinée par les aptitudes que développera cet être. Le lobe frontal, siège du raisonnement et du langage, est plus développé que la normale. Plus développé ne signifie pas plus gros mais comportant plus de neurones, plus de synapses, plus de connections intersynaptiques. Il en va de même pour le lobe occipital, siège de la vision, de l’analyse et de l’intégration des messages, des signes quels qu’ils soient. L’aire de Broca, est remarquable, ce qui augure d’un maniement extraordinaire des mots, d’une faculté singulière à passer d’une langue à l’autre. C’est évident, il sera polyglotte, mais les différentes langues qu’il pratiquera seront au service de la création, et surtout, d’une aptitude à créer des « simulations de réalités contrôlées ». Dans la mesure où le lobe pariétal montre des qualités d’analyse de l’espace environnant et que les neurones miroirs vont lui faire aimer les répétitions jusqu’à l’extrême, il est clair que ce futur être sera conditionné par son amour du théâtre. 
Eschyle, Sophocle et Euripide ne veulent plus être consultés en raison de la réalité qui a dépassé la fiction ces dernières années. La tragédie n’est plus une invention, elle règne sur terre. On va les laisser tranquilles pendant quelques naissances.
Il faut que j’appelle William.
Il ne va pas être content, la dernière fois que je l’ai sollicité, il a entrevu un cerveau qui allait, dans le futur, réduire Hamlet à une page. Il était furieux et j’ai eu beau lui dire que résumés en une page, avec des comédiens jouant sur les mains, nus ou déguisés en n’importe quoi, ses textes tiendraient toujours le coup, il a boudé et m’a intimé l’ordre de ne plus le déranger. Je dois désobéir, lui montrer cette pépite, demander son avis. Il n’y a que lui qui peut se prononcer  sur les ingrédients à ajouter à ce fumet prometteur. 
     - Intéressant, en effet. On a là un mélange détonnant d’intelligence conceptuelle, d’amour pour la représentation du monde, d’analyse aigüe et d’empathie. Et puis cet attachement à la répétition jusqu’à la perfection ! Très rare, prometteur. Il va adorer le théâtre.
     Ouf ! William est heureux d’avoir été dérangé. Il m’explique que cet être à venir sera parfait pour retraduire toute son œuvre. Richard III, Hamlet, surtout. Il va falloir le faire naître au bon endroit, dans la bonne famille.
     - En France ? A’ Paris ?
     Il esquisse une grimace.
     - Tu n’y penses pas ! Trop égocentrés, ces français, pas assez doués pour les langues
     - Où alors ? 
     - Je ne vois qu’un endroit possible : la Belgique, plus précisément Bruxelles. On va le faire naître dans une famille où on joue avec les mots, où on parle naturellement plusieurs langages : le français, le flamand mais aussi le bruxellois ! J’adore le bruxellois, c’est truculent, imagé, drôle à souhait. Ce serait bien que son père soit peintre, cela lui donnera l’amour des portraits bien faits.
     Je note toutes les idées de William. Il y a longtemps que je ne l’ai vu aussi excité.
     - Mais, s’il veut lire tes œuvres, il va falloir qu’il étudie l’anglais !
     - Il le fera tout naturellement. Il étudiera l’allemand aussi. Et puis, ce serait bien qu’il s’attache à d’autres auteurs illustres sinon mes collègues vont m’en vouloir.
     William suggère également que ce cerveau tout neuf intègre le besoin d’écrire pour soi mais principalement des comédies. Et puis, dans la mesure où l’analyse reste le point le plus développé, il écrira aussi sur les autres. Critique ! Littéraire bien sûr ! 
Je fais remarquer à William que cet esprit remarquable risque de passer énormément de temps sur les œuvres des autres, qu’il risque de s’oublier un peu. William hausse les épaules. Il va falloir en effet qu’il apprenne à prendre du temps pour lui mais, bon, certains aspects de la personnalité s’acquièrent avec l’expérience. Même dans les contes les fées on ne peut pas tout contrôler. Il reste toujours un soupçon d’aléatoire, une miette d’imprévu, une poussière qui grippe certains mécanismes trop bien huilés.
Il faut se hâter. Il ne reste que quelques minutes au 18 août. A’ l’approche de minuit, William déclame sa phrase favorite «  Où en est le jour ? », « Il livre à la nuit une lutte indécise ». Il faut se dépêcher. En tant que fée, même si je ne suis pas une fée très orthodoxe, je dois poser la question qui fâche. Elle est indispensable. 
     - William, tu sais que nous devons absolument contrebalancer toutes ces qualités par quelque chose qui lui mènera la vie dure par moments. C’est obligatoire. Tu as une idée ?
     Il réfléchit longuement, lourdement. Il déteste cette clause, mais il l’apprécie aussi, car elle le force à se surpasser. Trouver un élément qui grippe tout sans que cela soit un défaut, voilà le défi ultime pour le grand auteur qu’il est.
    - Alors ?
    - Ajoute-lui la gentillesse ! 
    - La gentillesse ? Mais … C’est une qualité !
    - Oui, peut-être, mais la combinaison entre la gentillesse et l’intelligence, l’intelligentillesse va lui jouer pas mal de tours. Tout d’abord, quand il étudiera les productions des auteurs, des metteurs en scène, des poètes, des comédiens, il verra toujours le travail accompli, il trouvera toujours du positif et écartera le négatif. Cela lui vaudra pas mal d’inimités chez les fâcheux et les atrabilaires. Ensuite, si l’on ajoute un peu de distraction et une mémoire qui écarte ce qui est désagréable ou sans intérêt, cela va donner l’impression qu’il est trop gentil, qu’il oublie les querelles, ce qui fâchera les rancuniers et les mesquins. Son aisance va exaspérer les envieux et toute une série de tristes sires vont parfois lui mener la vie dure.
     - Va pour la gentillesse alors …
     - Crois-moi, ce n’est pas toujours un cadeau !
     Comme dirait William «  Nulle nuit n’est si longue que le jour ne la suive », le 19 août 1945, rue de l’Est, à Schaerbeek, Bruxelles, Belgique, naît le petit Jacques De Decker, un enfant intelligentil né sous le signe flamboyant du Lion, ascendant Scorpion. Né surtout sous le signe du dévouement à la littérature, au théâtre et à ses auteurs. Parfois au point de s’oublier lui-même.

     Juste avant de partir, William avait lancé, facétieux et grave, comme à son habitude.
Il va écrire une pièce de théâtre intitulée Epiphanie. C’est un homme qui aimera les symboles, qui adorera débusquer les signes, décrypter le réel ! Qu’il parte le jour de Pâques ! Ou plutôt, non, qu’il parte la nuit, à l’heure où les rideaux tombent, où les comédiens se démaquillent, à cette heure qu’il aimait tant ...



Et, en hommage, un article écrit sur Jacques il y a quelques années de cela ...
Tu seras éternellement présent parmi nous, Jacques, même si ton humanité, ton intelligence, ta gentillesse, ton sourire nous manquent cruellement.


Jacques DE DECKER : en apesanteur linguistique, le théâtre dans la plume, la scène dans les yeux.

                                                                   Thilde BARBONI
      Jacques De Decker est né en 1945 à Bruxelles dans un milieu bilingue maniant avec gourmandise et générosité le mélange des langues, jonglant avec les sens multiples de certains mots, jouant de leur polysémie pour provoquer l’amusement ou l’étonnement. Il a grandi dans une famille d’artiste -son père Luc De Decker était peintre- bilingue ou plutôt trilingue, dans la mesure où le bruxellois constituait, à l’époque de cette enfance à Schaerbeek, rue de l’Est,  un dialecte, une langue à part entière, un idiome pittoresque, coloré et ludique, lieu d’expression des jeux de mots familiaux. 
Dans quelle langue s’est-il d’abord exprimé ? Il raconte que, tout petit, avant d’aller à l’école, il disait en flamand « Ik wil niet naar school gaan… ». Sa grand-mère l’a initié aux jeux de mots, aux tournures typiquement dialectales dans lesquelles les mots en français sont mélangés à des mots en flamand, parfois traduits littéralement, ou combinés sous forme de chiasmes dans le but de provoquer un effet comique. 
La langue officielle de la famille n’en était pas moins le français. Il était de bon ton parmmi les Flamands « montés » à Bruxelles de d’abord s’exprimer en français correct mais le flamand restait enraciné dans l’histoire familiale. Ce qui est probablement déterminant dans le rapport à la langue, aux langues, que Jacques De Decker entretient, c’est le fait que passer d’une langue à l’autre, était un exercice naturel, ne posant aucun problème, débouchant sur des découvertes linguistiques stimulantes, ouvrant des perspectives enrichissantes, divertissantes. 
   Lieu d’exploration de l’autre, de soi, de la culture de l’autre et de sa propre culture, ce carrefour linguistique où l’on peut changer de personnalité à l’envi selon la langue adoptée a probablement aiguillé Jacques De Decker vers une forme de représentation particulière de la réalité, une sorte de simulation de réalité contrôlée qu’est le théâtre. Héritier du simulacre, de l’étape de la construction de l’imaginaire qui correspond à l’expression du « comme si », le théâtre permet de regarder l’autre agir et parler dans une culture différente de la sienne. Au surplus, le théâtre demande des répétitions au cours desquelles le texte est mis à l’épreuve, mis en bouche par les comédiens. 
Sur un plan psychologique, on pourrait se demander d’où vient cette boulimie théâtrale, cette soif de voir et de revoir des œuvres (Jacques De Decker a, pendant de longues années été critique théâtral pour le journal Le Soir), ce désir de prendre des textes sources à bras le corps, de les adapter dans une langue cible pour les livrer au  travail de la mise en scène et de l’interprétation. Peut-être y a-t-il  là un désir sous-jacent de revivre des sensations éprouvées lors de l’enfance ? Jacques De Decker, petit garçon, avait été initié à l’ivresse du passage d’une langue à l’autre ainsi qu’à à la répétition jusqu’à l’aboutissement d’un travail artistique. Le petit Jacques prenait plaisir à observer les modèles, parfois célèbres, qui venaient se faire peindre par son père, des Belges parlant parfois le flamand, parfois le français, posant tels des personnages figés et pourtant si vivants lorsqu’ils sortaient de l’atelier de l’artiste. On peut se demander si assister à des répétitions d’une pièce, à des représentations théâtrales n’est pas une manière de « revivre » ces moments de l’enfance où le petit garçon, fasciné, regardait son père peindre,  à la faveur de séances de poses répétées jusqu’à l’aboutissement de l’œuvre, du portrait.
  Jacques De Decker est avant tout un Bruxellois, un de ces Bruxellois polyglottes qui, dès le plus jeune âge, a découvert la jouissance de pouvoir passer d’une langue à l’autre avec aisance au point parfois d’oublier dans quelle langue on s’exprime.
C’est donc tout naturellement qu’il a étudié la philologie germanique pour renforcer des connaissances qui sédimentaient déjà en lui et ne demandaient qu’à être formalisées.
Philologue germaniste (ULB), critique littéraire, romancier, nouvelliste, dramaturge, traducteur, Jacques De Decker a enseigné la traduction à l’Ecole d’interprètes internationaux de l’Université de Mons avant d’être nommé rédacteur en chef des pages littéraires du journal Le Soir. 
Il est, depuis 2002, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. On se doit de souligner une intense activité de critique littéraire et théâtral qui a donné lieu à des centaines d’articles publiés dans des quotidiens et des publications diverses. Il est régulièrement invité à la radio, à la télévision, pour parler des ouvrages qui lui tiennent particulièrement à cœur. 
Il est pratiquement impossible de faire une liste exhaustive de ses contributions à la critique littéraire et théâtrale. Récemment encore, dans ses chroniques intitulées « La marge de Jacques De Decker », il s’initie à un nouveau média : le podcasting. Véritable « work in progress » au sens warholien du terme, l’œuvre critique de Jacques De Decker est d’une telle ampleur, d’une telle diversité, animée d’une générosité exemplaire envers le monde des lettres en particulier et  de la pensée en général. 

   Et la traduction dans tout cela ? Jacques De Decker occupe une place à part dans cet univers de passeur de culture. S’il est philologue de formation, il est avant toutes choses un homme de théâtre. A dix-huit ans, il fonde, à Bruxelles, avec Albert-André L’heureux le Théâtre de l’Esprit Frappeur. Il y joue le rôle de Monsieur Martin dans La cantatrice chauve de Ionesco. Son mémoire de fin d’études en philologie germanique, il le consacre au théâtre d’Hugo Claus (Over Claus toneel). Il n’a jamais cessé d’entretenir des liens très étroits avec la scène théâtrale belge, de traduire, d’adapter des pièces d’une difficulté rare. 
Shakespeare, Goethe, Wedekind, Marlowe, Schnitzler, Brecht, Strindberg, Ibsen, Dürrenmatt, etc., ces classiques du répertoire théâtral ont fait l’objet de traductions-adaptations remarquables saluées par la critique, par les spécialistes et plébiscitées, ce qui est plus rare, par les professionnels du monde théâtral. Plus de soixante auteurs ont été traduits par Jacques De Decker, il a plus de quatre-vingt « adaptations » à son actif pour pratiquement tous les théâtres belges avec une préférence pour le Théâtre des Martyrs où il entretient une amitié-collaboration remarquable avec le metteur en scène Daniel Scahaise pour qui il a traduit principalement Shakespeare (Hamlet, Richard III, etc.) mais aussi Tchékhov (La cerisaie, etc.).
   Déjà auteur d’une monographie sur le théâtre d’Hugo Claus, il a publié une monographie sur Ibsen et une biographie de Wagner. Il ne cesse d’explorer l’univers d’auteurs difficiles tant sur le plan linguistique que sur le plan des références historiques, sociologiques et critiques.
   Jacques De Decker ne s’est pas limité à des auteurs classiques. Il a adapté des pièces modernes, souvent drôles, impertinentes (Tom Stoppard, Botho Strauss, Peter Shaffer, Michael Frayn, Peter Ustinov, Woody Allen, etc.) 
Il est également l’auteur de pièces jouées en Belgique et à l’étranger (Jeu d’intérieur, Epiphanie, Le magnolia, etc…). Passionné par la scène, il a travaillé sur des livrets d’opéra pour le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Nombre de ses propres écrits, romans et pièces de théâtre ont été traduit et édités ou représentés à l’étranger. Auteur traduit, traducteur lui-même, critique littéraire et linguiste, son approche théorique et pragmatique du monde de la traduction et des traducteurs a toujours été un lieu de réflexion et d’expériences variées explorant sans aucun préjugés l’art et les expressions de l’art.
   C’est ainsi que son travail de traduction, d’adaptation,  il l’a toujours envisagé en collaboration étroite avec les acteurs du théâtre (metteurs en scène, comédiens, décorateurs, dramaturges). Travaillant aux côtés de metteurs en scène, modifiant certaines répliques lorsque c’était nécessaire, il a fait de la traduction-adaptation théâtrale un lieu d’expérimentation langagière au service de la scène et de ses exigences particulières
Il ne traduit que du théâtre et le revendique, car : 
             (…) c’est un  registre dans lequel l’autonomie du texte d’arrivée est particulièrement souhaitée, les interprètes de cette version ayant droit à un texte aussi stimulant que ceux qui ont joué l’original. Il est donc normal que l’on s’encombre d’un minimum de scories du texte de départ : elles ne pourraient que parasiter la communications théâtrale, qui a cette double particularité d’être immédiate et collective. (De Decker, L’hypothèse de l’apesanteur linguistique, Translatio in fabula, Bruxelles 2010)

   Travaillant toujours à la frontière entre les langues, entre les cultures, en un lieu difficile à définir, il s’est penché sur l’ivresse éprouvée par le traducteur en développant l’hypothèse d’apesanteur linguistique. 
              Ce moment, pour le traducteur, c’est celui où l’on n’est plus confronté qu’à la teneur du texte qu’il traduit, dépouillée de sa première enveloppe langagière, et non encore pourvue de celle qu’il va devoir lui faire endosser. (Id.)
Jacques De Decker parle de « vertige » à ce stade de l’opération, d’un espace défini comme un « no language land », d’une sorte de « lévitation ».
              Et l’ivresse que procure cette lévitation est telle qu’elle porte à se confronter à des ouvrages de plus en plus risqués, réputés intraduisibles. De ces textes qui font craindre que l’on ne retrouvera plus la terre ferme d’une langue sur laquelle reprendre pied. Comment décrire cet espace où les messages ne sont que virtuels, conceptuels, en quête de leur problématique mise en mots ? Serait-ce celui du pur signifié ? Certainement pas, puisque le propre du message littéraire est que le fond et la forme y interagissent. (Id.)

   L’originalité du travail de traducteur de Jacques De Decker est certes liée à l’exclusivité qu’il entretient avec les œuvres théâtrales, au volume de traductions, à la qualité des traductions mais aussi à l’approche critique, traductologique de sa démarche. La singularité de ce traducteur réside dans l’exclusivité qu’il entretient avec la traduction théâtrale. Nous l’avons interrogé à ce propos et ses réponses exclusives, méritent d’être transcrites dans leur intégralité car elles apportent des précisions importantes à propos de la démarche de traducteur de Jacques De Decker mais aussi, et c’est plus rare, à propos de son regard sur son propre travail. 

   Pourquoi vous êtes-vous consacré uniquement à la traduction théâtrale ?
              La dévotion exclusive au théâtre vient d’une attraction plus vive pour le théâtre que pour la traduction. J’ai été, très jeune, mêlé à la chose théâtrale, au point même d’avoir envisagé  d’en faire ma profession. C’est dans le souci d’être plus armé dans l’abord des grands dramaturges que j’admirais – et qui se trouvaient être de langue anglais ou allemande – que j’ai choisi de m’orienter vers la philologie germanique. Très vite, mon  plurilinguisme a été  repéré dans les milieux théâtraux. Et c’est ainsi qu’on m’a passé une première commande : une sorte de thriller théâtral américain d’un certain Scott Forbes, très oublié  aujourd’hui, qui s’appelait « La Nuit des alligators ». Le geste de traduire s’est dès lors immédiatement associé au théâtre, et il ne s’en est jamais distingué  depuis. 

   Dans quelle mesure votre formation de philologue a-t-elle été importante ou pas dans votre travail ?
              Ces études m’ont été extrêmement précieuses, parce que, sous l’influence de professeurs éminents, enseignants à l’Université de Bruxelles,  elles m’ont initié à des disciplines qui se sont avérées très utiles dans la pratique. L’analyse  textuelle, confinant au « close reading », à laquelle m’a initié Jean Weisgerber m’a appris à « lire » attentivement une pièce avant de m’y attaquer, de la démonter sur le plan dramatique, structurel bien sûr, mais aussi dans son écriture même, ce qui permet de distinguer les langages de chaque personnages, et c’est ce côté polyphonique qui me requiert le plus, je pense, dans la traduction théâtrale. Par ailleurs, je dois à Henri Plard une connaissance approfondie du répertoire allemand, celui que j’ai le plus exploré, des classiques, depuis Goethe ou Kleist, jusqu’aux modernes, au premier rang desquels je citerais bien sûr Botho Strauss. 

   Quelle est, selon vous, la spécificité de la traduction théâtrale, de la traduction de textes pour la scène ?
              Tout est lié aux conditions premières de la traduction théâtrale. Elle présuppose une appréhension collective et simultanée. Elle ne  fait pas l’objet, comme la prose, d’une perception individuelle des lecteurs qui peuvent imprimer à leur prise de connaissance du texte leur rythme propre. Au théâtre, qu’il s’agisse du texte original ou traduit, le public ne peut pas singulariser sa perception. D’où la nécessité de porter une extrême attention à la réception. L’audience à laquelle on s’adresse dispose d’un système de référence différent de celui du public original. Personnellement, il m’importe que le spectateur ne « sente »  pas trop la traduction, et surtout que l’acteur ne soit pas trop encombré par elle. Il n’y a pas de raison que sous prétexte que la pièce est écrite dans une langue étrangère il ressente une distance à l’égard de son rôle, due à un idiome qui ne serait pas celui de l’auteur.

   La traduction d’une œuvre théâtrale est-elle forcément une adaptation ?
              Cela présuppose, en effet, une adaptation dont les degrés de distance à l’égard de l’original sont très divers  C’est dans cette possibilité de variation très vaste que se situe la spécificité  de la traduction théâtrale, qui explique que je m’y sois consacré de préférence à toute autre.



   Quelle est la place de la « fidélité » dans ce type de travail ?
              La fidélité est foncière. Il n’est pas question, à mes yeux, de faire adopter à une pièce un autre propos que l’initial. Il faut seulement qu’il soit tout aussi lisible, malgré et grâce à la traduction. Cela suppose de demeurer dans une marge de variation qui soit strictement délimitée, et toujours justifiée par le scrupule dont je viens de parler. Le déplacement dans une autre langue bouleverse tous les signes en présence : il importe de les disposer de telle manière  que le système qui en résultera soit parfaitement équivalent à celui de l’œuvre de départ. Et ce système, dans le cas du théâtre, ne se suffit pas à lui-même : il n’est jamais que le matériau dont la représentation va se servir. Car, dans mon cas, mon but n’a jamais été strictement livresque, d’ailleurs une minorité de mes textes de ce type ont été publiés : tous ont été établis dans le but d’être joués, d’affronter la rampe. D’ailleurs, que j’écrive une pièce de mon cru ou que je transpose celle d’un autre, ce n’est pas une page que j’ai devant les yeux, mais une scène.  

   Le travail du traducteur peut-il être comparé au travail du comédien ?
              Les deux démarches sont analogues, c’est vrai. L’acteur et l’adaptateur (puisque ce mot, en l’occurrence,  est plus idoine que celui de traducteur) sont tous deux des interprètes. C’est l’instrument qui diffère : l’acteur joue  de son corps, de sa voix, l’adaptateur ne joue que de sa langue, mais en entendant la voix de l’acteur. Il m’arrive fréquemment d’écrire en connaissant les acteurs qui vont jouer la pièce, de tenir compte de leur diction, de leur phrasé. Comme je pars d’un texte existant, je suis, tout bien considéré,  dans une situation similaire à celle du comédien. Pour en avoir quelquefois parlé avec eux, je me sens, au premier contact avec un texte, dans une posture proche de la leur : ce texte va-t-il me convenir, vais-je être à la hauteur des défis qu’il comporte ? 

   Quelle est votre  langue-source privilégiée?
              Je donne, au fil de l’expérience, la préférence à l’allemand. Il me fait l’effet d’être une langue plus fiable que l’anglais, surtout contemporain, qui comporte à mes yeux bien trop de chausse-trapes et d’idiomatismes par rapport auxquels le français me paraît bien pauvre, hors des limites de mes compétences en tout cas. J’aime m’atteler à de grands stylistes comme Kleist, à la véhémence de Wedekind, aux dialogues frémissants de Schnitzler, à la langue à la fois élégante et subtile de Botho Strauss. En regard de l’allemand, les équivalences s’imposent à moi plus aisément. C’est une question de relation affective à la langue, bien sûr : j’ai commencé à l’étudier très jeune, certains de ses auteurs m’ont profondément marqué. Depuis que mes curiosités se sont faites plus philosophiques, je fréquente, pour l’inventivité de  leur style d’abord sans doute, assez régulièrement Schopenhauer ou Nietzsche. Leur rapport à la langue me comble, et nous met en demeure de les égaler en français. Vaste programme ! 

   Le fait d’avoir adapté pour le théâtre des auteurs français (Dumas, Stendhal) a-t-il influencé votre démarche de traducteur ?
              Adaptation est un mot fourre-tout. On appelle aussi adaptation des transpositions de textes littéraires non théâtraux à la scène. Les problèmes ne sont pas les mêmes. Ils ne se situent pas au niveau linguistique, en tout cas. Lorsque j’ai travaillé sur « Le Rouge et le Noir » ou « Les Trois Mousquetaires », j’avais affaire à des auteurs dont le théâtre était la grande aspiration (Stendhal) ou carrément la première spécialité (Dumas) : une bonne partie du travail était déjà faite, au moins de façon potentielle. Mais ce sont des travaux qui m’ont beaucoup appris, pour m’imprégner (j’étais jeune encore) du langage, du rythme de la scène. Lorsqu’on s’est affronté à ce genre de monument, on s’est vraiment brûlé aux tréteaux !
 
   Né dans une famille bilingue (français-néerlandais), philologue germaniste (néerlandais, anglais, allemand),  vous avez traduit des œuvres à partir de ces trois langues mais aussi à partir de langues que vous maîtrisez moins (Tchékhov par exemple). Comment travaillez-vous à partir de ces langues-là ?
              Je ne crois pas que l’expérience soit exceptionnelle : la probabilité qu’un traducteur soit issu d’un milieu polyglotte se vérifie très fréquemment. La particularité de mon entourage  d’origine, c’est que les langues qui y étaient parlées n’avaient, comme c’est aussi souvent le cas,  pas le même statut. A l’époque, dans l’immédiat après-guerre, les Flamands venus vivre à Bruxelles avaient le souci de se franciser, le français bénéficiant d’un prestige plus élevé que le flamand (on ne disait pas couramment « le néerlandais » à ce moment-là), tenu pour la langue du terroir, dont on voulait à toutes  forces se dégager. Lorsque je me suis aperçu de cette forme de répudiation, la langue « trahie » en quelque sorte a commencé à m’intriguer, ne fût-ce parce qu’elle me semblait  plus essentielle dans mon patrimoine intime que le français. C’est à ce moment que j’ai commencé à lire les auteurs flamands réunis dans la bibliothèque de mon père. La lecture de la nouvelle « De oogst » de Stijn Streuvels a été une véritable révélation. Et j’ai décidé  d’approfondir les lettres flamandes, que je considèrerais bientôt comme néerlandaises lorsque les auteurs des Pays-Bas m’intéresseraient à leur tour. Et puis d’autres langues sont venues s’agglomérer, avec lesquelles je me suis familiarisé : l’allemand, l’anglais. La progression devient vite exponentielle. Je me mets à lire l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain, mais ce mince savoir-là demeure passif. Et puis, à la surprise générale, je me risque à adapter des pièces écrites dans des langues que je ne connais pas. Pour Scahaise, j’ai adapté trois fois Tchekhov, sans savoir le russe. C’est que je me sers d’un relais en la personne de Michael Frayn, le meilleur traducteur anglais de Tchekhov (sa version est reprise en Penguin) qui est au surplus un dramaturge de toute première force. Nous nous sommes connus lorsque j’adaptais pour le Théâtre National sa très personnelle version de « Platonov », et j’ai pu mesurer sa compétence de slavisant. Dans le cas de Strindberg et d’Ibsen, je suis parti de traductions allemandes qu’ils avaient l’un et l’autre pu approuver de leur vivant. 

   Quelle est la spécificité de votre approche multidisciplinaire ?
              J’ai, c’est vrai, une approche interdisciplinaire. J’ai été un petit peu comédien dans ma jeunesse, et cela me paraît important : il faut l’avoir connu, le corps à corps avec la salle pour savoir la responsabilité que l’on prend lorsqu’on destine un texte à des acteurs. J’ai fait quelques mises en scène, dont celle de ma première pièce au Rideau, « Petit Matin », et cela m’a fait éprouver de l’intérieur qu’une pièce est un texte qui se déploie dans un espace et un temps également convenus. Ces données très matérielles, il faut les avoir bien assimilées. Elles attestent qu’un texte, au théâtre, est avant tout un pré-texte, l’esquisse de quelque chose d’autre, à savoir un spectacle, c’est-à-dire ce que le spectateur va véritablement éprouver, et mettre à l’épreuve de son jugement et de sa sensibilité. Ces multiples expériences, qui ne sont pas des détours ou des esquives, aident à repérer l’exact cadre dans lequel un texte dramatique se situe.

   Quels rapports entretenez-vous avec les théories de la traduction, avec la traductologie ?
              Je me suis beaucoup intéressé aux théories de la traduction, et en particulier à un livre essentiel, paru en 1974 je crois, « After Babel » de George Steiner qui me paraît le plus abouti sur la question. A l’époque de sa sortie en anglais, bien avant qu’il ne soit traduit, Claire Lejeune (un des auteurs que j’ai mis en scène) et moi l’avons fait venir en Belgique, dans le cadre du Centre Interdisciplinaire d’Etudes Philosophiques de l’Université de Mons (Ciephum), ce qui m’a permis d’avoir un long entretien public avec lui, quia té diffusé à la radio et est paru dans les « Cahiers du Symbolisme ». C’est, à mes yeux, l’essai le plus visionnaire  sur le sujet: il distingue, par exemple, comme personne ne l’avait fait avant lui, les quatre temps de la traduction (évaluation, transport, répartition, rééquilibrage). Steiner est un polyglotte foncier. Il ne sait pas, de son propre aveu, dans quelle langue il rêve. Il était l’homme pour écrire ce livre fondateur, auquel tous les analystes venus après lui doivent forcément se référer. 


   Après des années de travail dans le domaine de la traduction vous avez développé  le concept « d’apesanteur linguistique ». 
              C’est  une idée qui m’est venue dans le cadre d’un colloque aux facultés Saint-Louis, initié par François Ost, auteur lui aussi d’un bel essai sur la traduction. Brusquement, la métaphore m’est venue : l’image du trapéziste qui, ayant lâché le premier trapèze et n’ayant pas encore saisi l’autre, est suspendu dans le vide, sans support autre que son élan. Cet élan, à mes yeux, c’est le signifié pur en quelque sorte, dégagé de ces deux signifiants représentés par les deux trapèzes. Il est certain qu’une distinction aussi nette entre  signifié et signifiant est excessive, mais elle rend compte de ce point où le message est dépourvu de formulation, où il s’est débarrassé de son enveloppe initiale et ne s’est pas encore affublé de la nouvelle, pour la raison très simple que le traducteur doit encore la concevoir. Je ne sais pas si cette impression est très répandue, mais je l’ai pour ma part maintes fois éprouvée. Et elle s’accompagne, comme pour l’acrobate , d’une sensation de vertige. 

   Traduit-on de « mieux en mieux » ?
              C’est une question très délicate. Si l’on poursuit sur sa lancée, si l’on se tient à un même auteur par exemple, il est probable que l’on puisse faire de réels progrès. Mais chaque écrivain étant un univers tellement spécifique – c’est ce qui distingue la traduction littéraire en général de la traduction ordinaire -, les mêmes questions se reposent à chaque fois dans des termes nouveaux. Et puis, les performances ne progressent pas vraiment avec l’expérience. Les questions se complexifient au contraire. Je me dis parfois que l’on traduit mieux dans l’ignorance des problèmes, j’ai la nostalgie de ces temps insouciants…

   La création est une simulation de réalité contrôlée. La traduction est-elle une « reproduction » de cette simulation de réalité contrôlée ?
              C’est, en quelque sorte, une simulation au carré. Il est clair que le traducteur sait où il va, puisque l’auteur le précède. Mais il s’agit pour lui d’être sûr d’adopter le même itinéraire, donc d’avoir identifié la « réalité contrôlée » à laquelle il a affaire. D’où la nécessité de la lecture la plus exacte possible, qui doit précéder tous les processus traductifs. J’ai travaillé à mes débuts avec Jean Sigrid (nous avons signé quelques adaptations ensemble, notamment d’une pièce de Hugo Claus, « Pas de deux »). Il professait qu’il valait mieux travailler à l’aveugle, au fil d’une sorte de lecture « vierge ». Il voulait rester dans le temps de la découverte de l’œuvre. Et cela lui réussissait, mais je n’ai jamais pu me résoudre à adopter la même méthode : j’ai toujours cherché à connaître la pièce à fond avant de m’y attaquer.
   Quels sont vos « maîtres » ?
               Jean Sigrid, qui avait une beaucoup plus grande expérience quez moi, m’a beaucoup appris. Avant tout sur l’économie du texte théâtral, sur l’importance du non-dit, de la suggestion. Il s’agissait surtout, dans l’adaptation, de ne pas expliciter l’original, de respecter la stratégie de dévoilement de l’auteur. On était en pleine vogue pinterienne à l’époque, et on jouait beaucoup les auteurs anglais, surtout  du fait du grand travail de révélation de ce répertoire  dont Adrian Brine nous permettait de bénéficier. Tout cela a beaucoup marqué mon travail à mes débuts, dans l’esprit qu’a bien synthétisé Paul Valéry en une formule lapidaire : « entre deux mots, il faut choisir le moindre ». Et Valéry est certainement l’auteur de langue française qui m’a le plus imprégné. C’est peut-être mon maître par excellence, même s’il n’est que secondairement un auteur de théâtre. 

   Vous imposez-vous des « impossibilités de traduction »?
              On connaît la rumeur : tout serait traduisible, pourvu qu’on ait le temps, le talent et l’énergie nécessaires. J’ai pour tant la faiblesse de penser qu’il y a des textes qui se prêtent plus à l’opération que d’autres. Les plus universels, d’une part, qui résistent à tous les traitements, ce qui caractérise enfin de compte le classique en quelque sorte, et les plus simples aussi, qui se coulent dans tous les moules linguistiques qu’on leur impose. Il y a en a de coriaces, par ailleurs. Je me souviens d’avoir  participé, à Amsterdam, il y a une trentaine d’années de cela, à un exercice collectif de traduction de « Finnegans Wake » de Joyce : cela tenait de la haute voltige, de la surenchère dans la sophistication et du jeu de fléchettes. Il me semblait, en définitive, que le livre avait découragé d’avance toutes les tentatives,  puisqu’il contenait au départ une myriade de  langues. Non, je ne cherche pas la prouesse de traduction pour elle-même, mais j’adore, par exemple,  travailler sur des textes comiques, qui souvent mettent au défi de la transposition pas toujours évidente. Je me souviens, dans ce registre, de « Jumpers » de Tom Stoppard, où les jeux de mots étaient fréquents. Je m’en suis tiré quelquefois avec des tours de passe-passe. Stoppard est venu voir le spectacle (c’était au Rideau, en 1973). Il m’a dit à l’entracte : « Je n’entends pas le français, mais je suis satisfait de votre travail, puisqu’ils ont ri partout où je le souhaitais… » Il ne savait pas à quels écarts j’avais dû avoir recours pour y parvenir. Mais l’important, c’est que l’effet était obtenu. En traduction aussi, la fin justifierait-elle les moyens ?
   A l’issue de cet entretien, Jacques De Decker a évoqué sa démarche de pionnier d’exploration du travail du traducteur, ce que l’on appelle aujourd’hui la « traductologie ». Véritable précurseur dans ce domaine, en 1971, il a animé le colloque Théorie et Pratique de la Traduction dans le cadre du dixième anniversaire de la création de l’Ecole d’Interprètes internationaux de l’Université de Mons. Il se réjouissait de l’intérêt naissant porté aux traducteurs :
              Des signes l’attestent de toutes parts. Un mouvement d’intérêt est en train de se développer, qui s’attache à cette activité longtemps considérée comme seconde, partant secondaire, qu’est la traduction. (Cahiers internationaux de symbolisme, Mons, 1973)
Depuis lors, que de chemin parcouru grâce à des traducteurs du talent de Jacques De Decker, un talent mêlé de générosité, de curiosité, d’exploration de ses limites et de son art. Jacques De Decker, depuis ses premiers pas de traducteurs, n’a cessé d’explorer  « une ligne de crête » (L’Atelier du traducteur, Cahiers internationaux de symbolisme, 1971), un « no man’s land » (id.), ou plutôt, un « no linguage land » (id.),  son « espace de poète » (id.) qu’après des décennies de pratique et un travail de réflexion fécond, il  finit par définir comme un espace « d’apesanteur linguistique » dans lequel il excelle, en relation intime et toujours renouvelée avec le théâtre et la scène.


Bibliographie

Barboni Thilde,  A l’est du monde , in Le grand Jacques, ed. Labor, Bruxelles, 1995.

Jacques De Decker, Modèles réduits, Bruxelles, La muette, 2010.

Jacques De Decker, L’hypothèse de l’apesanteur linguistique , in Tanslatio in fabula, Bruxelles, 2010.

Jacques De Decker, La mise en je du traducteur , Théorie et pratique de la traduction III, in Cahiers internationaux de symbolisme (Numéros 92-93-94), C.I.E.P.H.I.U.M., Université de Mons-Hainaut, 1999, pp. 5-7.

Jacques De Decker, Avant-propos, Théorie et pratique de la traduction I, in Cahiers internationaux de symbolisme (Numéros 24-25), C.I.E.P.H.I.U.M., Université de Mons-Hainaut, 1973, pp. 3-5.